blues de Jean-Claude Pirotte
"Pourquoi parler de poésie à propos de roman ? Parce que c'est le terme qui me paraît convenir au travail de l'artisan que je suis" :
Robert Pinget, postface de
Le Libera, Minuit, 1968. Pinget était un artisan des mots, tout comme
Georges Perros dont les
Papiers collés (fragments de lettres, poèmes, aphorismes, bribes de journal, portraits, notes, réflexions diverses) forment un livre malgré eux, et comme Jean-Claude Pirotte dont le dernier livre,
Un bruit ordinaire, ("roman-poème" en cinq chapitres et épilogue) vient éclairer ce printemps maussade.
Perros jugeait inconvenant qu'on osât s'appesantir sur sa vie, comme Pinget d'ailleurs, et comme Pirotte. Pirotte, un autre modeste. Sa vie est d'abord dans les livres, ceux qu'il écrit et ceux qui nourrissent son écriture. Car l'écrivain est d'abord un lecteur, en témoignent les deux citations mises en épigraphes. La première est tirée d'un "roman-poème" (tiens!) de Georges Perros,
Une vie ordinaire (tiens! tiens!) : "Je suis un homme maintenant" (Paris, Gallimard, coll. "Le Chemin", 1967, coll. "Poésie", 1988). La deuxième est empruntée à l'ouvrage de Henri Thomas,
Le migrateur : "...je n'ai jamais été plus éloigné de l'état d'homme de lettres que lorsque chaque journée n'avait de sens que par le poème auquel je revenais continuellement." Laissons le lecteur donner à ces phrases le sens qu'il voudra car, comme l'écrivait Marcel Schwob, "le vrai lecteur construit presque autant que l'auteur".
Comme le bon vin, Pirotte se bonifie en vieillissant. Son dernier texte est animé par ce grand souffle lyrique qui fait de lui l'un de nos plus purs poètes. On y retrouve les thèmes essentiels : le temps, la mémoire, la mort. Mais comme toujours, avec le décalage ironique et l'autodérision qui est la marque de fabrique de notre artisan des mots.
"j'ai jeté mon coeur à la mer
et je suis à peine vivant
mais je danse avec les murènes
je rime après avec avant
j'écoute le bruit ordinaire
du futur dans un coquillage
je sais que d'aujourd'hui l'image
a disparu depuis hier
et que demain s'avance dans
les brumes des jours éperdus
je règle ce que j'aurais dû
si j'étais né dans cent ans
des amours j'ai fait le décompte
avant d'en éprouver la mor-
sure et les froids mécomptes
je suis né bien après ma mort"
On y fait donc le bilan, d'une vie, d'une oeuvre. Finis les contes bleus du vin, c'est le temps du blues, on règle ses comptes avec le présent, le futur et le passé, avec les autres et avec soi-même :
"j'ouvre ce carnet pour causer
de nous à la postérité
qui n'a pas de nez pas de quoi
nous blairer (et n'existe pas)
causer si bas que j'ose prendre
avec elle un ton familier
m'imaginer qu'elle peut rendre
vie à nos mots avariés
mes dents aussi sont avariées
je souffre de tant d'avaries
que si jamais je me marie
plaignez plaignez la mariée"
Ce livre en surprendra plus d'un qui croyaient peut-être que notre "buveur de mots" vivait en ermite, retiré dans une mystique vineuse et nostalgique, dans l'ignorance hautaine d'un monde plein de bruit et de fureur. Ceux-là trouveront que le vin jaune de Pirotte a ici un goût nouveau, plus ironique et amer que d'habitude :
"claquemurons-nous, le vin jaune
inutile de le laisser
mûrir au profit des pauvres
qui ne vivront oncques assez
longtemps et puis les pauvres ça
n'a pas de palais ni de nez
le vin jaune est un pied-de-nez
(Monsieur Prudhomme l'affirma)
remarquez ma rime est moins riche
encore que les pauvres qui
se lamentent, bien mal acquis
ne profite qu'aux sans-artiche"
On nous dit :
"que nous devons fermer les yeux
nous boucher fermement le nez"
Jean-Claude Pirotte a décidé de les ouvrir grands, et les yeux et le nez (mais les avait-il jamais fermés ?) :
"mais que dirons-nous au fantôme
s'il vient clandestinement
croit-il donc permis sous la forme
vague de son vêtement
de se faufiler sans papier ?
montre-nous ton laisser-passer"
La suite, c'est
blues de la racaille : six poèmes satiriques parmi lesquels on notera surtout - outre le "Keno blues", en hommage à Queneau (
Les Fleurs bleues) - le "blues des Princes à Calais" :
"certes si nos gueules sont sales
les vôtres sont immaculées
l'usine honorable qui fa-
briquait les chambres à gaz
aujourd'hui produit le karcher
lisez donc Primo Levi chers
ministres de la République
et changez de vocabulaire
ignorez-vous que l'Evangile
selon mathieu nous apprend que
traiter son frère de raca
est un crime..."
Mais aussi le "blues du péripatéticien" où l'on retrouve pêle-mêle Socrate, Marius et Olive, Aristote et Platon, César et... le cheval fou Sarko :
"soudain comme un seul homme la
foule se dresse alléluia
le cheval Sarko sans jokey
caracole en hennissant fort
(les ânes sont interloqués :
il brait plus haut que les baudets)
[...]
un long défilé chevalin
s'organise dans l'allégresse
et galope en suivant les fesses
eugéniques de Sarko l'in-
corruptible sauteur d'obstacles
qui inventa le sopalin
parmi d'autres produits miracles
destinés à purger l'humain
Socrate et moi suivons de loin
le cortège vers des Neuilly
de rêve et les vertes prairies
de l'élysée où sont les dieux"
Avec le "blues des cracheurs feu", celui du "lampiste" et celui du "déraciné", le compte (bleu) est bon.
A lire donc, pour améliorer l'ordinaire.