AVANT-PROPOS
Isabelle Alzieu et Dominique Clévenot
Art, document, images, histoire, médias
Les textes réunis dans ce numéro de Figure de l'art émanent du
colloque L'image et les traversées de l'histoire organisé à l'Université de
Toulouse le Mirail en janvier 2006[1]. Deux expositions accompagnaient ce
colloque pour en développer, sous d'autres formes, la thématique. La première,
consacrée au travail de Pascal Convert, présentait, selon un dispositif
de mise en tension dialectique, d'une part deux films documentaires
sur des images de presse célèbres - l'une et l'autre ayant reçu le prix
World Press : la "Veillée funèbre au Kosovo" de Georges Merillon et ladite
"Madone de Bentalha" de Hocine Zaourar - et d'autre part trois oeuvres
vidéo ayant pour matériau de base des rushes TV tournés sur diverses
scènes de conflit (Direct/Indirect I, II et III)[2], La seconde exposition réunissait
les oeuvres de plusieurs artistes intégrant à leur travail une réflexion
sur le document (AES, Alain Josseau, Liza Nguyen, Jean-Luc Renaud,
François Talairach) ainsi qu'une installation de photographies d'archives
du camp du Vernet d'Ariège récemment redécouvertes et le film documentaire
que leur a consacré Linda Ferer Roca[3].
À l'heure où l'image occupe une place de plus en plus grande dans la
perception que nous avons de l'histoire, à l'heure où l'histoire en tant que
discipline accorde elle-même un intérêt particulier à l'image comme
source d'informations, l'objectif de ce colloque était d'interroger les relations
que l'art contemporain entretient avec l'image-document - en particulier
celle que véhiculent les médias - et, en conséquence, avec
l'histoire elle-même.
Depuis les années 60, après le triomphe des abstractions, il apparaît
en effet que nombre de pratiques artistiques ont fait retour à l'image et se
sont dans le même temps ouvertes plus largement au monde extra-artistique.
Contemporain de l'essor de la télévision et de la diffusion massive
des images de presse, ce nouveau rapport de l'art à l'image et au contexte
historique, médiatique, social, politique, etc. fait son apparition de façon
manifeste avec le Pop Art. C'est la question qu'avait explorée en 2005
l'exposition du Kunstmuseum de Bâle intitulée Covering the real : Art and
the Press Picture, from Warhol to Tillman.
On comprend que l'image dont il est question ici est principalement
l'image photographique. De par sa nature d'empreinte lumineuse du réel,
celle-ci semble en effet prédestinée à produire du document. En
1996, dans le catalogue de l'exposition Face à l'histoire, Michel Frizot
soulignait ce point : "Toute photo, écrivait-il, est 'd'histoire'[4]". Cependant,
bien sûr, on est en droit de s'interroger, comme le suggérait le titre de l'exposition
de Bâle - Covering the real -, sur cette valeur documentaire de
l'image photographique : couvre-t-elle, au sens journalistique du terme, le réel, où le recouvre-t-elle ?
De cette problématique générale surgissent de nombreux axes de
réflexions. Quelles sont les procédures mises en oeuvre par les artistes
pour intégrer l'image-document ou l'image médiatique à leur travail ?
Quels enjeux politiques, philosophiques, éthiques, esthétiques, etc. cette
utilisation artistique de l'image-document implique-t-elle ? Peut-on y percevoir
le retour de l'histoire dans l'art ? A-t-on affaire à une prise en
compte nouvelle du pouvoir qu'a l'image de susciter l'empathie ? Quelle
incidence ce phénomène a-t-il sur la frontière, parfois incertaine, entre
image documentaire et oeuvre artistique ? De même, quelle incidence a-t-il sur le statut de certains photographes qui sont tout autant artistes plasticiens
que photoreporters ? Autant de questions qui traversent les textes
ici réunis. Font également retour dans ces textes certaines photographies
emblématiques - celles de Robert Capa, de Nick Ut, de Georges Mérillon
ou de Hocine Zaourar, de même que celles, anonymes ou non, du 11 septembre
2001 -, certains créateurs - Pascal Convert, Luc Delahaye,
Alfredo Jaar, Claude Lanzmann, etc. - ou encore certaines thématiques
- la temporalité de l'image, la réception des images de "la douleur des
autres", le rapport de l'image au réel et au fictionnel, etc.
"L'image et les traversées de l'histoire" : la formule pourrait se lire de
deux façons. Selon cette double lecture, c'est tout aussi bien l'image qui
serait traversée par l'histoire, que l'histoire qui serait traversée par
l'image. C'est sur cet entrelacs entre image et histoire que chacun des
textes ici rassemblés apporte son éclairage particulier, prenant le parti soit
de développer une réflexion théorique transversale, soit de rendre compte
d'une démarche artistique singulière. Ces textes se répartiront en cinq
sections : I. Document / Art, II. Temporalités de l'image, III. Peindre
l'histoire, IV. Face aux médias, V. Propos en marge.
I. Document / Art.
La première section explore la zone d'échanges entre
le domaine artistique et celui du document - photograpique - témoignant
du réel historique.
Que certains artistes contemporains se soient intéressés à la valeur
documentaire de l'image et au regard sur l'histoire qu'elle implique, cela
doit tout d'abord se comprendre dans le cadre plus large des conditions du
retour à l'image dans l'art contemporain, à savoir, notamment, les conditions
imposées par l'importance croissante qu'y occupe le paradigme
photographique. Il n'est pas question ici de synthétiser les multiples voies
que la photographie a suivies pour s'imposer dans le champ artistique.
Pour orienter plus précisément la question sur l'image-document, nous
nous contenterons de signaler deux types principaux de relations entre la
photo documentaire et les pratiques artistiques contemporaines. Dans le
premier cas, le plasticien, se détournant des techniques artistiques traditionnelles de l'image - peinture, sculpture, etc. -, s'empare de l'appareil
photo ou de la caméra et se fait photographe ou vidéaste pour témoigner
de l'histoire récente ou immédiate. C'est par exemple l'attitude de Sophie
Ristelhueber, Alfredo Jaar, Lyza Nguyen, etc., dont les oeuvres prennent
sens de leur fonction documentaire, renvoyant le spectateur selon diverses
modalités plastiques à des événements historiques actuels ou récents tels
que la guerre d'Irak, les massacres du Rwanda ou aux cicatrices de la
guerre du Viêt-Nam. D'autres plasticiens en revanche, ne recherchant pas
un face à face direct avec l'événement, optent pour un travail critique sur
les images qu'en véhiculent les médias. Ainsi proposent-ils un témoignage
sur l'histoire qui passe par une réflexion sur les représentations de celleci.
C'est le cas en particulier du travail récent de Pascal Convert[5] qui a
constitué le point de départ de la problématique ici explorée[6].
Le texte qui ouvre cette première section, celui de Georges Didi-
Huberman, se déploie ainsi à partir et autour de la sculpture de cire de
Pascal Convert inspirée par la célèbre photo d'une "Veillée funèbre au
Kosovo" par Georges Mérillon. Si l'oeuvre de Pascal Convert se rapproche
par certains aspects du monument, elle ne peut s'apparenter à une
"sculpture d'histoire". Elle relève, selon Georges Didi-Huberman, d'un
rapport traumatique à l'histoire - comme l'avait déjà fait la série des
Désastres de la guerre de Goya - et rejoint ainsi la problématique historique
et anthropologique des "formes du pathos" (Pathosformeln) d'Aby
Warburg. "Le document photographique inquiète l'oeuvre d'art, nous dit
Georges Didi-Huberman, comme la douleur inquiète la forme".
Les photographies de guerre, images de désastres qui hantent notre
actualité, constituent précisément l'objet de réflexion de Christine Buignet.
Le document photographique qui montre les victimes ou les ravages des
lieux est ici abordé du point de vue de la réception. Au-delà de leur utilité
en tant que moyens d'information ou de sensibilisation des consciences,
ces images qui se multiplient dans la presse et jusque sur les cimaises des
galeries ou dans des festivals tels que Visa pour l'image posent la question
du "commerce de l'émotion". Ce que ces photos mettent en oeuvre,
c'est peut-être essentiellement la fascination d'une proximité avec la mort.
Aussi, ces photographies de guerre seraient-elles, pour reprendre la formule
de Georges Bataille, "la part maudite" de la photographie.
Images de destruction parmi les plus spectaculaires de ces dernières
années, c'est sur les photos des attentats du 11 septembre contre le
World Trade Center que se penche Isabelle Alzieu. Ici, l'image de la violence
historique touchant un symbole architectural de la toute-puissance
rejoint, qu'on l'accepte ou non, le sublime. Mais c'est surtout le destin particulier
d'une photo de Richard Drew saisissant la chute d'un corps sur
fond architectural (Falling Man) dont il est question, une photo qui, soustraite
en son temps à la diffusion, fait un retour inattendu dans l'exposition
de la collection de photos de William Hunt lors des Rencontres photographiques d'Arles de 2005. Quelle signification nouvelle prend-elle dans ce
contexte artistique ?
Recoupant certaines questions similaires, le texte de Jean Arrouye interroge
un corpus de photographies qui se situent à la jonction du travail documentaire
et du projet artistique. Il s'agit de trois séries de photographies
relatives aux essais nucléaires américains : celles d'explosions atomiques
prises par l'armée américaine et publiées par Michael Light en 2003 dans
un ouvrage qui en développe une approche esthétique, celles d'Emmet
Gowin qui montrent, vues du ciel, les dépressions provoquées dans le paysage
par les essais souterrains, et celles, plus distanciées, de Richard
Misrach qui sont une sorte d'hymne à la beauté de paysages désertiques
pourtant contaminés par la pollution nucléaire. À travers ces exemples qui
mettent en tension la valeur de témoignage sur une réalité tragique et la
valeur esthétique de l'image, réapparaît la question du sublime.
Initiant son propos sous l'égide de Luc Delahaye, exemple s'il en est
d'un photographe se situant à la charnière du photojournalisme et de la
démarche artistique, Bernard Vouilloux aborde quant à lui la question des
relations complexes que l'image photographique peut nouer entre document
et fiction, deux termes renvoyant a priori au réel et à l'imaginaire :
dans quelles conditions de composition, d'usage ou de réception une
image document peut-elle être fictionalisée et, inversement, dans quelles
conditions une image fictionnelle peut-elle être défictionalisée ? Par
quelles voies une image appartenant à la catégorie du document accède-t-
elle au statut artistique ? L'auteur du Boîtier de mélancolie, Denis Roche,
sert de guide à cette réflexion sur l'image photographique.
La question de la fiction et de sa relation paradoxale au document est
abordée dans le texte de Dominique Clévenot à partir d'un projet artistique
spécifique mis en oeuvre par le collectif d'artistes russes AES :
Islamic Project. Il s'agit ici d'une opération qui, utilisant tous les ressorts
médiatiques possibles, a donné lieu à une production de "documents fictifs"
qui, s'inscrivant dans la tradition du photomontage, sont censés
témoigner de la domination prochaine de l'islam sur le monde. Présenté
par ses auteurs comme une dénonciation de la théorie du "choc des civilisations"
de Samuel Huntington, ce projet artistique nous amène toutefois,
par l'ambiguïté même des images qu'il instaure, à nous interroger sur
la responsabilité de l'artiste face aux idéologies.
II. Temporalités de l'image.
La deuxième section regroupe des textes portant plus spécifiquement sur les rapports de l'image au temps.
"Toujours, devant l'image, nous sommes devant du temps", disait
Georges Didi-Huberman[7]. Ceci est particulièrement vrai lorsque cette
image est le produit d'un enregistrement photographique. Dans le présent
de l'image photographique, c'est en effet le passé de son référent et de
sa saisie qui se donne à voir. Roland Barthes a vu là le noème de la
photographie. D'autres modalités temporelles de l'image, cependant,
peuvent être envisagées, que l'on s'interroge plus spécifiquement sur la
coupe que l'instant photographique réalise dans le temps de la perception
naturelle, sur la représentation photographique du mouvement ou son
immobilisation par l'instantané ou encore sur les dispositifs photographiques
fonctionnant comme des suites s'offrant à une lecture forcément
temporelle. On pourrait également s'arrêter sur le caractère transhistorique
de certaines images ou, au contraire, sur les modifications du sens
d'une même image à travers le temps.
Plus que la relation des images à l'histoire, c'est "le temps des images"
- c'est-à-dire ici ce qui se joue dans l'immobilité même de l'image photographique
- sur quoi porte la réflexion de Stéphanie Teyssié. En tant
qu'empreinte du réel, l'image photographique renvoie au passé, avec
tous les emboîtements temporels que l'on sait - "Il est mort et il va mourir"[8] écrivait Roland Barthes sous la photo du condamné à mort Lewis
Payne par Alexander Gardner. Mais elle est aussi, en tant qu'icône arrachée
au flux perceptif, une présence - ou un présent - immobile qui
engage une relation particulière au monde : "dans son amnésie du mouvement,
la photographie participe d'une forme de transfiguration de la
quotidienneté du monde".
Frédéric Guerrin aborde quant à lui, sur le mode philosophique, "l'impossible
image de l'origine". Proposant une lecture croisée d'Heidegger et
d'Yves Bonnefoy, il pose l'herméneutique et l'ontologie de l'un et "l'arrièrepays"
de l'autre comme la recherche d'une origine infigurable qui serait le
fond de toute image. C'est ce qu'auraient pressenti, à travers le vide qui
les creuse, les paysages romantiques de Friedrich et ce à quoi serait parvenu,
par l'effacement de l'image, l'abstraction d'un Kandinsky ou d'un
Malevitch. Ce serait aussi, en poursuivant les métaphores paysagères
d'Heidegger, ce qui constituerait le parti de Claude Lanzmann qui dans
son film Shoah répudie l'image-document pour donner la parole aux lieux,
seuls capables de contenir la substance des événements passés.
Figures moins heideggeriennes du cheminement, Danièle Méaux s'intéresse
aux photographes voyageurs - Robert Franck, Bernard Plossu,
Max Pam, Raymond Depardon, etc. Héritiers des récits d'écrivains voyageurs
du XIXe siècle, les "Voyages de photographes", qui instaurent un
véritable genre éditorial durant ces dernières décennies, mettent en jeu
divers modes de temporalité. Le dispositif livresque suggère la temporalité
- horizontale - du voyage, de l'itinérance, de l'errance, mais ces
démarches photographiques touchent aussi une autre temporalité - verticale
-, qui donne au spectateur-lecteur accès à l'épaisseur historique
des territoires parcourus.
Mais que devient la temporalité des images à l'heure des technologies
numériques ? Telle est la question que pose Carole Hoffmann en étudiant
les dispositifs hypermédia interactifs comme l'oeuvre numérique de
George Legrady intitulée Slippery Traces. Ici, le parcours, en constante
reconstruction selon l'action du spectateur, échappe à toute chronologie
linéaire et offre du monde de multiples versions. Ainsi l'oeuvre, à l'instar
des processus mémoriels, toujours mouvants, est-elle "uchronique" : "il
n'y a de temporalité que celle de l'actualisation de l'oeuvre".
III. Peindre l'histoire.
La troisième section réunit des textes qui posent la
question de la représentation de l'histoire dans les pratiques artistiques
contemporaines.
Longtemps, l'art s'est donné comme mission la plus éminente de
peindre l'histoire, que celle-ci soit l'histoire sainte ou celle des hauts-faits
politiques - guerres, couronnements et autres serments. Des représentations
du mythe chrétien aux scénographies héroïques de l'épopée napoléonienne,
la peinture trouvait son genre majeur, et dans le récit - de
l'istoria d'Alberti à l'Ut pictura poesis de Poussin -, et dans l'Histoire.
Rompant avec cette tradition, la modernité s'est construite sur la suspension
du récit et la reconnaissance de ses moyens proprement plastiques.
Bien sûr, l'art ne s'est pas pour autant abstrait de son contexte historique.
L'Histoire a continué à imprimer sa marque, le plus souvent douloureuse ou
"traumatique", comme le souligne Georges Didi-Huberman, dans l'oeuvre
de certains artistes du XXe siècle - Grosz, Fautrier ou le Picasso de
Guernica par exemple. Mais la représentation de l'histoire a été le plus souvent
expulsée au profit d'un travail sur la forme, travail sur la forme dont la
critique d'art elle-même a fait l'un de ses principaux objets de réflexion. Les
abstractions des années 50, tout particulièrement celle des expressionnistes
abstraits américains prônant un art intemporel et universel, signeraient
ce désengagement de l'art face à l'histoire - et cela au lendemain même du
séisme historique de la seconde guerre mondiale. Néanmoins, depuis les
années 60, n'assiste-t-on pas, avec le retour de l'image, en particulier sous
la forme du document photographique ou de l'image médiatique, si ce n'est
à un retour de la peinture d'histoire, du moins à un retour de l'histoire
comme sujet possible de l'art ? C'est ce que semble confirmer, sous
diverses formes, le travail actuel d'artistes comme Pascal Convert,
Christian Boltanski, Jochen Gertz, Shimon Attie, Gerhard Richter, Anselm
Kiefer ou encore Luc Delahaye.
Le texte de Bertrand Rougé étudie très précisément le moment de
réémergence de l'histoire dans l'art que fut, après la génération des
Pollock et des Newman, le Pop Art. Deux séries d'oeuvres de Warhol, les
Jackie, réalisées dès 1963, au lendemain de l'assassinat de Kennedy, et
les Boîtes Brillo, qui leur sont contemporaines, constituent les pièces centrales
de la réflexion nourrie. Si la série des Jackie, intégrant sous la
forme de la reproduction sérigraphique des images de presse, manifeste
une implication immédiatement reconnaissable de l'événement historique,
les Boîtes Brillo sont l'objet d'une relecture qui va à l'encontre de l'interprétation qu'en a faite Arthur Danto. Pour Bertrand Rougé, les
Boîtes Brillo, rejouant le geste duchampien du readymade, mais au
second degré, sur le mode du trompe-l'oeil, sont à comprendre comme
des "peintures d'histoire (de l'art)". Aussi, loin de signifier la fin de l'histoire
de l'art chère à Danto, elles scelleraient, en tant que "peinture d'histoire",
"la fin de la fin de l'histoire de l'art".
Peindre l'histoire, tel est l'un des objectifs de Luc Delahaye.
Photographe issu du photojournalisme et revendiquant le statut d'artiste,
il situe son travail dans une référence explicite à la peinture d'histoire et
intitule par exemple son exposition new-yorkaise de 2002 et le livre qui
l'accompagne History. Le texte de Philippe Ortel consacré plus spécifiquement
à Winterreise, reportage photographique réalisé pendant l'hiver
1998-1999 entre Moscou et Vladivostok, analyse le positionnement de
Luc Delahaye entre témoignage sur la réalité socio-historique post-communiste
et création plastique. Son travail, dépassant une photographie
"humanitaire" qui a été souvent décriée manifesterait l'émergence d'un
nouvel humanisme photographique.
Mais il est un événement - le plus tragique - de l'histoire du XXe siècle
qui pose de façon cruciale la question de sa représentation : la Shoah. Quel
est le destin de l'image face à cette entreprise d'effacement de la figure
humaine qui devait s'accomplir jusque dans l'effacement même de l'effacement
? L'image est-elle en mesure de témoigner de l'irreprésentable ? Ou
encore, est-elle autorisée à le faire ? Jérôme Moreno déploie ce questionnement
à travers une réflexion sur les documents photographiques de la
libération des camps, sur les oeuvres des "artistes des camps", sur le film
de Claude Lanzmann, pour ensuite aborder les travaux d'artistes contemporains
qui ont fait le choix de ce qu'il appelle "la représentation voilée" :
Christian Boltanski, Shimon Attie ou Jochen Gertz.
Ces réflexions trouvent leur prolongement dans le texte de Suzanne
Liandrat-Guigues qui analyse le court-métrage intitulé On vous parle.
Réalisé en 1960 par Jean Cayrol - qui a été déporté au camp de
Mauthausen et qui a collaboré au film Nuit et brouillard d'Alain Resnais -,
ce court-métrage suit les errances d'un homme, rescapé des camps,
parmi les vestiges du Mur de l'Atlantique. Aussi loin du film documentaire
que de la reconstitution historique, les images de Jean Cayrol, "en échappée",
creusées par la distance géographique et temporelle, "images
refroidies d'une guerre qui n'a pas fini de se montrer" participent d'une
écriture du retour des camps.
Itzhak Goldberg porte quant à lui la question sur le terrain du conflit
israélo-palestinien en analysant la place essentielle que celui-ci occupe
dans le travail des jeunes artistes israéliens. Alors que la peinture de la
période héroïque des pionniers exposait les stéréotypes d'un monde de
fraternité plein de promesses (Reuven Rubin), les oeuvres israéliennes
contemporaines, se faisant fréquemment l'écho des images diffusées par
la presse (Sigalit Landau, Alex Kratzman, David Reeb), témoignent d'un
nouveau regard sur l'histoire nationale. Manifestant une position critique,
voire militante, qui s'est développée chez les plasticiens après la guerre
du Kippour et plus encore après celle du Liban, ce nouvel art israélien
répond à la nécessité de mettre en évidence ce qu'avaient refusé de voir,
par cécité idéologique, les générations antérieures : la présence du
peuple palestinien sur cette "terre sans peuple".
IV. Face aux médias.
Les textes qui constituent la quatrième section sont
principalement consacrés aux médias et à leur relation aux images.
Depuis le développement des moyens de reproduction mécanique
de l'image et l'expansion de la presse illustrée au début du XXe siècle,
les médias - entendons par là les supports d'information - ont été des
pourvoyeurs d'images pour l'art. En témoigne par exemple la pratique
du photomontage par des dadaïstes comme Raoul Hausmann ou
Hannah Höch, des constructivistes comme El Lissitzky ou Gustav
Klutsis ou un graphiste militant comme John Heartfield, avant que des
artistes du Pop Art anglais ou américain comme Richard Hamilton ou
Andy Warhol ne viennent à leur tour puiser dans ce vaste réservoir des
images médiatiques. Mais loin de n'être que de simples pourvoyeurs
d'images, les médias concourent à transformer la nature même de
l'image. Rendue omniprésente et entrant en concurrence avec le texte,
celle-ci tend à s'imposer comme une fenêtre ouverte sur le monde - un
monde en constante transformation -, voire à se substituer à ce monde
dans les consciences. Mais surtout, ce faisant, les médias inscrivent
l'image dans une temporalité nouvelle, celle de sa diffusion. Le phénomène
prendra une importance croissante avec ces outils de promotion
de l'immédiat que sont la télévision puis les nouvelles technologies
de l'information. C'est l'entrée dans ce que Régis Debray dénomme la
"vidéosphère".
Le flux médiatique contemporain, avec ses images "en direct" - ou,
pour emprunter le vocabulaire de l'informatique, "en temps réel" - constitue
le fond sur lequel se développe la réflexion de Pascal Navarro. Celuici,
reprenant le concept de mobilisation élaboré par Sloderdijk (La mobilisation
infinie), voit dans la sphère médiatique contemporaine l'exemple
parfait du principe de "mouvement vers le mouvement" que dénonce le
philosophe allemand. Comment faire acte de résistance face à cette
mobilisation constante des consciences imposée par les médias d'aujourd'hui
dont l'effet est en réalité de paralyser les consciences ? C'est la
réponse de l'artiste suisse Gianni Motti qui est analysée, plutôt que d'opter
pour une stratégie du retrait, une démobilisation, il met en oeuvre une
stratégie de la "surmobilisation". La pratique artistique de Gianni Motti
consiste en effet à intervenir directement - "en direct" -, par divers types
d'actions - dont l'humour ne cède en rien à l'engagement politique -,
dans le flux médiatique. Il travaille sur les failles du système en se faisant,
en quelque sorte, le passager clandestin de l'image médiatique.
Portant également un regard critique sur le système médiatique qui nous
domine, Cynthia Brésolin aborde la question de la place du film documentaire
de création face à la "société des écrans". Alors que le reportage télévisé
tend à fonctionner selon un impératif d'immédiateté et la télévision ellemême
comme un défilé indifférencié d'images, le film documentaire opère
une mise à distance réflexive des événements historiques et redonne à
l'image son pouvoir de rendre visible des rapports de temps complexes.
Deux cas de films documentaires de création, qui ont tous deux été programmés
à la télévision, sont pris en référence, celui de Claude Lanzmann
Shoah et celui de Pascal Convert Mont Valérien, au nom des déportés.
Si la sphère médiatique contemporaine est souvent stigmatisée - de
façon parfois simplificatrice - comme le lieu d'une succession indifférenciée
d'images, le texte de Marion Viollet s'arrête quant à lui pour en analyser
les multiples incidences - esthétiques, économiques, sociales, idéologiques,
etc. - sur un fait nouveau concernant l'origine des images d'actualité
diffusées par la télévision ou la presse écrite : l'irruption massive
du document amateur. Rendus possibles par les récents développements
technologiques, notamment la multiplication des téléphones mobiles
munis de caméras, ces documents saisis sur le vif par des non professionnels
contribue à infléchir en profondeur la nature de l'information. Se
substituant à l'image élaborée du reporter - aussi bien sur le plan formel
ou technique que sur le plan sémantique -, l'image amateur met en place
une esthétique de l'immédiat qui, sous couvert d'authenticité, sert le sensationnalisme
et l'émotionnel au détriment de l'analyse. L'image brute de
l'événement tend à prendre le pas sur le discours.
V. Propos en marge.
Enfin, la cinquième section réunit trois contributions
qui développent des propos spécifiques sur l'image. Si ces textes se
situent en marge de la problématique centrale de ce recueil, l'éclairage
théorique particulier qu'ils apportent permet d'ouvrir la réflexion sur des
questions annexes comme l'approche philosophique de l'image, ses
modes de signification ou ses mutations actuelles.
Ainsi, à contre-courant d'une lecture transitive de l'image, c'est-à-dire
d'une compréhension de celle-ci comme véhiculant une signification ou
une information qui lui seraient extérieures, l'approche de l'image que
propose Alain Chareyre-Méjan est-elle tout entière inscrite dans une philosophie
de l'instant qui tourne délibérément le dos à l'histoire.
Si Francesca Caruana commence elle aussi par poser comme
principe que "l'image en tant que telle, picturale ou photographique, ne dit
rien", c'est pour interroger selon une démarche de sémioticienne, les relations
signifiantes ou les possibilités d'interprétations multiples qu'instaure
l'adjonction d'un titre ou d'une légende.
Le texte de Xavier Lambert, enfin, tente une synthèse transhistorique
de "l'homme en tant que concept" allant de l'émergence du paradigme
humaniste de l'autoportrait à la Renaissance jusqu'à l'ère du "posthumain",
qu'ouvriraient les nouvelles avancées scientifiques et technologiques.
Notes
[1] Colloque L'image et les traversées de l'histoire, organisé par Le Centre d'Étude
et de Recherche en Art et Sciences de l'Art (CERASA), Université de Toulouse le
Mirail, 26, 27 et 28 janvier 2006.
[2] Exposition "Pascal Convert", Université de Toulouse le Mirail, 11-27 janvier 2006.
[3] Exposition "L'image et les traversées de l'Histoire", Toulouse, Espace Écureuil,
10-28 janvier 2006.
[4] Michel Frizot, "Faire face, faire signe. La photographie, sa part d'histoire", Face
à l'histoire, 1933-1996. L'artiste moderne devant l'événement historique, Éditions
Centre Pompidou / Flammarion, 1996, p. 49.
[5] Voir à ce sujet Lamento: Pascal Convert [1998-2005], textes de Marie-Claude
Beaud, Pascal Convert, Philippe Dagen, Georges Didi-Huberman, Catherine
Millet et Bernard Stiegler, Mudam éditions (Luxembourg), 2007.
[6] Pascal Convert a été invité à l'Université de Toulouse le Mirail pour un séminaire
de trois jours sur l'image de presse et sur son propre travail de plasticien.
[7] Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Éditions de Minuit, 2000, p. 9.
[8] Roland Barthes, La chambre claire, Gallimard-Le Seuil, 1980, p. 149.
POUR CITER CET ARTICLE :
Isabelle Alzieu et Dominique Clévenot, "Art, document, images, histoire, médias" (Avant-propos), in Figures de l'art n° 15 : "L'image et les traversées de l'Histoire", PUP, Pau, octobre 2008, p. 13-22, Marincazaou-Le Jardin Marin / Figures de l'art, octobre 2008, [En ligne] http://www.marincazaou.fr/esthetique/fig15/avantproposfig15.html (Page consultée le ).
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